Back to basics: et si on relisait Pérotin?

C’est en réfléchissant à la gestion des archives courantes et intermédiaires, avec comme toile de fond la polémique sur la traduction de records management, que nous avons décidé ce matin, 50 ans plus tard, de relire le célèbre article d’Yves Pérotin publié en octobre 1961: L’Administration et les “trois âges” des archives.  Ce texte n’est pas ignoré des archivistes aujourd’hui, bien au contraire, il a servi de base à la formalisation des pratiques d’archivage en France (et ailleurs). On y fait encore référence aujourd’hui que ce soit pour qualifier le cycle de vie des archives ou bien pour critiquer les trois âges. Archives Online a fait un billet l’année dernière où l’on s’interrogeait justement sur la pertinence de la théorie des trois âges dans l’archivage électronique.  On a beaucoup entendu parler de l’article de Pérotin! Nous aimerions pourtant revenir sur ce texte fondamental: est-on vraiment sûr de l’avoir bien lu et bien compris?

1. Que dit Yves Pérotin?

Il part d’un constat: il y a une opposition entre le temps de l’Administration et celui de l’Histoire (par Histoire il sous-entend les services d’archives) qui ne permet pas une gestion efficace des archives. Il décrit ainsi une “vision simpliste des choses” dans laquelle il y aurait d’un côté les “archives vivantes” et d’un autre côté les “archives archivées”. Mais cette vision occulterait l’existence d’un âge intermédiaire, “l’âge ingrat des archives, celui des “tas”, fâcheuse transition entre l’Administration et l’Histoire”. Pérotin explique ainsi l’existence de trois âges des archives.

Il poursuit en identifiant les différents problèmes de gestion – ou plutôt de non-gestion –  inhérents à chacun des trois âges.  Il parle ainsi d’archives mal constituées à l’âge courant, “créées au hasard […], amputées des meilleures pièces”, vaguement entassées à l’âge intermédiaire et finalement impossibles à trier à l’âge définitif.

Il explique ensuite que les archives ont des utilités différentes à chaque âge, utilités qu’il exprime en utilisant des analogies d’abord avec la psychologie (les archives comme mémoire)  puis avec l’économie (les archives comme “capital administratif”). L’utilisation de la notion de “capital administratif” est très intéressante et permet de mettre en valeur la productivité générée par une politique d’archivage qui s’intéresserait réellement aux trois âges.

Il propose alors qu’il y ait une véritable gestion à chaque âge, il expose ainsi une théorie sur le cycle de vie des archives. Il identifie à chaque étape, de façon très méthodique, un certain nombre de critères à prendre en compte:

– une durée d’utilité
– un emplacement (où se trouvent les archives physiquement)
– un utilisateur
– un responsable (de la gestion et de la conservation)

2. A-t-on vraiment tiré toutes les conséquences de ce texte?

Nous avons l’impression que l’on a eu tendance à faire de ce texte un outil de logistique pour déterminer à quel moment s’opère le versement aux services d’archives.  On en a même fait un dogme, en cherchant à tout prix à définir et à délimiter les trois âges. Il est vrai que Pérotin lui-même essaye d’attribuer des durées à chaque âge, de façon un peu rigide et sans qu’il y ait un fondement réel . Il dit par exemple que la durée d’utilité des archives courantes varie d’un à quatre ans, sans tenir compte du fait que tout dépend de la typologie des documents produits. Mais en fait Pérotin va beaucoup plus loin dans son article, sa réflexion va au-delà de la simple définition de trois âges. Quelles conséquences tirer de ce texte aujourd’hui?

Pérotin expose en fait le besoin de records management:  il insiste sur la nécessité du conseil des archivistes aux administrateurs dès la production pour “obtenir que les bureaux fabriquent de bonnes archives” et il accentue l’importance de bien définir les responsabilités des acteurs. Le rôle de  contrôle de l’archiviste s’exerce aussi sur les éliminations nécessaires à chaque étape afin de constituer “des dossiers que n’encombrent pas les inutilités” (derrière cette idée, ne retrouve-t-on pas la nécessité de distinguer l’information qui a une valeur réelle -le record- de celle qui est dépourvue d’intérêt?).  Cela dit, la notion de contrôle, telle que Pérotin la mobilise, est source d’ambiguïté: s’agit-il d’un contrôle purement réglementaire (avec l’utilisation d’un visa d’élimination) , ou d’un contrôle plus proche du conseil? Dans cette ambiguïté vient se nicher une polémique sur les limites du rôle de l’archiviste…

Finalement, cet article décrit avant tout le besoin de gestion des archives courantes et intermédiaires. On en a fait une “théorie des trois âges” mais Pérotin a surtout posé les bases d’une théorie de la gestion des archives courantes et intermédiaires. Il identifie clairement les notions de cycle de vie, de durée de conservation, de lieux de conservation et de responsabilité des acteurs. Il opère notamment une distinction entre l’utilisateur et le responsable des archives à chaque étape.  La responsabilité est un concept clé dans cet article.

Nous reconnaissons ainsi dans ce texte, le discours que nous essayons de porter aujourd’hui dans l’administration dans le cadre de projets d’archivage électronique. Certes dans l’électronique la distinction entre les trois âges a tendance à devenir floue. Mais les notions de cycle de vie, de durée d’utilité, de localisation physique des archives et de responsabilités des acteurs sont tout à fait pertinentes. Si on reprend de façon dogmatique l’idée de trois âges bien définis, il est évident que cela n’a plus de sens dans l’univers électronique. Si on essaye d’utiliser la théorie des trois âges comme un simple outil de logistique, cela n’a aucun intérêt.

L’article de Pérotin définit les prémices du records management. Ce sont les archivistes qui en ont fait une “théorie des trois âges”.  Il y a donc d’une part ce que Pérotin a écrit et d’autre part ce qu’on en a fait. Relisons donc Pérotin avec un regard différent en nous affranchissant des dogmes.

Avons-nous besoin de réinventer des concepts en traduisant records management par “gestion des documents d’activité” alors que Pérotin l’a déjà fait en 1961 avec la gestion des archives courantes et intermédiaires?

Lourdes Fuentes Hashimoto et Pierre Marcotte

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